Ce monde là
Ce monde là a des séquelles, des blessures originelles, des carcans de solitude, une profondeur malsaine héritée péniblement, et malgré tout des sourires et des étoiles dans les yeux. Ce monde là j'y travaille, je l'accompagne depuis 30ans, bon an, mal an, de jour, de nuit, de dimanche et du soir tard dans un dédale d'imperfections. Ce monde là je vais prochainement le quitter. Mon coeur bat depuis si longtemps au rythme de ces histoires tristes et de certains dénouements heureux.
Zone interdite pétrie de handicaps, de maladies, de souffrances physiques et morales, d'abandons, d'espoirs, de déchirement psychologique, de naissances non désirées et parfois de morts impromptues. Difficile d'écrire ces mots et de faire remonter tant de souvenirs dans cet océan pollué. Je préfère me rappeler des îlots de bons moments faits de trois fois rien, d'instants d'émerveillement sur l'un de nos rivages, de cachettes au creux des feuilles, et de rires sur des bateaux de fortune comme pour échapper au pire. Les naufragés ont toujours des espoirs, et j'ai fait mon possible pour accoster sur des îles, pour lancer des fusées de détresse, pour laisser partir ces enfants vers d'autres horizons. Mais les enfants de la poubelle ne sont parfois jamais accueillis quelque part...
Pour économiser mes forces, j'ai passé quelques années à les regarder dormir, nageant entre leurs fièvres et leurs cauchemars, sans trop me soucier de leur pas sous le ciel. Puis il a fallu revenir en plein jour, laisser m'éclater à la figure leur réalité, accueillir des poussins sans défenses et les protéger des vilains poulets grandis trop vite. Répéter inlassablement les mêmes mots, les mêmes punitions pour canaliser la violence, créer des compromis, essuyer sans répit les mêmes miasmes, me confronter sans sourciller aux immortels virus. Malgré tout me contenter souvent de ces coins de ciel sublimes aperçus les jours de pluie dans un mystère d'instant paisible, autour d'une table et de quelques créations maladroites et éphémères.
Ma vie n'étant pas faite que de ce monde là, j'ai dû trouver d'autres îles, d'autres refuges, dessiner des jardins secrets où me ressourcer, écrire des poésies pour rendre la vie plus belle, et croire qu'une autre piste de travail me serait un jour offerte.
Ces dernières semaines auprès de ce monde là sont aussi graves que les premières. Elles portent à la fois le soulagement et la peine de le quitter, l'incertitude face à d'autres fonctions plus bureaucrates. "Les derniers des mohicans " continuent à se défendre pour survivre dans ce monde qui ne leur offre parfois que peu d'alternatives, des chemins incertains, improbables.
"Est-ce que la mer va démolir mon château?" me demandait hier l'enfant déjà grand, dont les souvenirs familiaux remontent à ses langes sales. Les chateaux de sable sont toujours détruits par la marée montante, mais la vague dépose parfois sur la plage une coquille de nacre brillant sous le soleil.